Imaginons la scène suivante : deux jeunes adultes ont obtenu un diplôme d’ingénieur en informatique, leur permettant de prétendre à des emplois similaires dans des entreprises similaires. À 25 ans, l’un des deux reçoit un héritage qui, après impôts et frais de notaire, s’élève à 150 000 €. Ainsi, malgré des salaires semblables, l’un pourra envisager l’achat d’un logement, via un prêt bancaire. Ou bien investira-t-il en bourse afin de se constituer une rente ? Appelons ça comme on veut, mais ce n’est pas de la méritocratie.
1. Les successions verrouillent les positions sociales
D’après la Fondation Jean Jaurès, le flux successoral représente environ 400 milliards d’euros chaque année, soit environ 13,7 % du PIB en 20241.
Peut-on encore parler de méritocratie quand le patrimoine hérité pèse plus lourd que les revenus du travail ? Comme l’indique la Banque de France dans une note datée de 2018, la part agrégée de richesse héritée pèse environ 60 % du patrimoine total en France.2.
Tout ce patrimoine produit des revenus passifs, à travers des rentes, des loyers et des dividendes. Ces revenus passifs apportent un avantage cumulatif aux héritiers : ceux-ci ont des facilités pour accéder à la propriété, pour créer des entreprises, pour accéder aux loisirs et aux biens de consommation qui améliorent grandement leur qualité de vie générale, entre autres. Au contraire, les jeunes générations sans aide familiale ne bénéficient pas de ce tremplin, ni de ce confort de vie, autant matériel que psychologique.
Ces héritages, qui prennent une place de plus en plus lourde dans nos vies, produisent ainsi une forme d’inertie sociale. Les mobilités ascendantes se raréfient. Une étude, parue en 2023 issue des chercheurs Gustave Kenedi et Louis Sirugue, révèle que seulement 9,7 % des enfants issus du quintile de revenu le plus bas atteignent le quintile le plus élevé. Tandis qu’à l’inverse, 39 % des enfants issus du quintile le plus haut restent dans celui-ci à l’âge adulte. Les enfants les plus pauvres ont donc une probabilité quatre fois inférieure d’atteindre le haut de la pyramide économique, que les enfants les plus riches3.
Cette inertie cause une frustration croissante de la part de la population, en particulier les jeunes qui se sentent “déclassés” comparativement à leurs aïeux. Ces derniers ont profité du boom économique de la seconde moitié du XXe siècle, et ce sont souvent eux qui possèdent les actifs immobiliers, devenus si difficiles à acquérir pour les nouvelles générations. En effet, l’économiste Jacques Friggit a observé que, depuis le début des années 2000, le ratio du prix des logements rapporté au revenu des ménages a nettement augmenté.
À l’international, le constat est semblable. La Great Gatsby Curve, basée sur les travaux de l’économiste Miles Corak, illustre, par corrélation, que, dans les pays où les inégalités de revenus, et donc des rentes, sont importantes, la mobilité sociale intergénérationnelle est plus faible. Tandis que dans les pays où la fiscalité est plus progressive (comme les pays nordiques), la mobilité sociale s’accroît.
Derrière ces chiffres se cache un problème plus profond, notre conception même de la responsabilité et du mérite qui en découle.
2. Comment fonder la méritocratie ?
Nos démocraties libérales mettent en avant, sans arrêt, le principe de “méritocratie”. L’idée selon laquelle la place sociale d’un individu est la résultante de son travail et de sa réussite. Mais comment rendre les individus responsables de leurs places sociales si celles-ci sont largement déterminées par leurs origines socio-économiques ? Comment sauvegarder l’idée de méritocratie dans un cadre causal ?
S’il faut rejeter le libre arbitre métaphysique pour ne pas tomber dans les poncifs ultra-libéraux, l’approche compatibiliste est un point d’entrée d’intérêt. Celui-ci affirme que l’existence d’un déterminisme causal est non seulement compatible avec la responsabilité morale, mais qu’il en constitue même une condition essentielle. Pour le philosophe David Hume, dans son Enquête sur l'entendement humain, la liberté humaine consiste à agir selon sa volonté, sans contraintes extérieures, dans un cadre où les causes restent à l'œuvre. Des successeurs, comme Daniel Dennett, avec Elbow Room, et Harry Frankfurt, avec Freedom of the Will and the Concept of a Person, ont renforcé cette approche. Dennett pousse l'idée d'un contrôle guidé par des raisons stables, issues d'un caractère rendu flexible par l'éducation et l'expérience. Frankfurt ajoute qu'on est responsable lorsque nos résolutions de second ordre gouvernent effectivement nos désirs, même si nous n'avions pas d'alternative au moment d'agir. Notre stabilité et nos hiérarchies internes distinguent un acte qui est vraiment le nôtre d'un simple réflexe. On ne peut exiger cette stabilité des motifs si certains débutent avec un héritage et d'autres non. On ne choisit pas les cartes qu’on reçoit à la naissance, mais on reste responsable de la façon dont on joue la partie, à condition que tous aient reçu un paquet équitable. Voici la responsabilité, dans un monde causal, sauvée, et la possibilité d’une méritocratie véritable également.
Ainsi, la méritocratie est truquée. Certains partent tout simplement avec des tours d’avance. Et sans une égalité des chances initiale, toute place sociale devient imméritée. John Rawls, en bon libéral, a tenté, via son fameux “voile d’ignorance”, de formaliser les principes d’une équitabilité. Il affirme que toute inégalité due au hasard de la naissance ou au talent naturel doit être neutralisée, dans un devoir de justice morale. Cette “justice comme équité” fournit une justification philosophique robuste à l’intervention de l’État dans la redistribution des richesses, et notamment des successions.
3. Le rôle central de la famille
Pierre Bourdieu l’a démontré, la famille ne se contente pas de transmettre des biens matériels, comme les actifs immobiliers et financiers. Elle transmet également des biens immatériels. Ces capitaux culturels, sociaux et symboliques, se traduisent en réseaux interpersonnels et familiaux, codes de conduite, utiles dans les milieux scolaires et professionnels, et, surtout, une confiance en ses capacités à prendre en charge telle ou telle charge, scolaire ou professionnelle. La qualité de ces capitaux dépend des institutions qui les valident : l’école et le monde professionnel. Dans le capitalisme actuel, ce sont les capitaux correspondant aux codifications bourgeoises qui le sont. Ainsi, est considéré comme méritant, celui qui détient ces capitaux. Sa légitimité s’en retrouve renforcée lorsque, par exemple, dans le monde professionnel, il doit faire preuve d’autorité hiérarchique face à un individu disposant de capitaux de “moindre qualité”. C’est pourquoi la simple succession, l’héritage, n’est que la partie visible d’un système plus large : le capitalisme familial.
4. Par où commencer ?
À l’heure où le gouvernement propose une politique de baisse des dépenses, excepté pour la défense et certaines charges, par le gel des dépenses, une année blanche et le non-remplacement d’un fonctionnaire sur trois partant à la retraite, certains proposent de taxer le patrimoine des vivants. Si cette mesure est logique dans cette conjoncture, il faut, pour l’avenir, penser à rebattre les cartes.
Tout d’abord, il est plus que temps de taxer les morts, plutôt que les vivants. L’abolition de l’héritage doit être la première étape. Il faut mettre un terme aux successions patrimoniales, cause première des inégalités en France. Cette manne financière n’a pas comme objectif de corriger les problématiques budgétaires de l’État, mais bien de financer un capital-jeune. Cette dotation de capital économique doit être universelle, c’est-à-dire être attribuée à tous les jeunes d’un âge qu’il reste à déterminer. Elle doit être significative, c’est-à-dire leur permettre d’être en mesure de se lancer concrètement dans leur vie d’adulte. Enfin, elle doit être égalitaire, c’est-à-dire de somme égale pour chacun. Bien évidemment, les familles bourgeoises, expertes en optimisation fiscale et peu patriotes quand il s’agit de leur patrimoine, feront de leur mieux pour éviter cette terrible attaque contre leur auto-reproduction. Des mesures anti-contournement existent : l’abolition des donations intrafamiliales, un meilleur contrôle des trusts et des fondations, une “exit tax”, le gel des avoirs des familles fuyantes, voire l’expropriation pure et simple des biens immobiliers de ces dernières.
Cette abolition de l’héritage doit être stricte car elle appelle à un strict remodelage de la structure familiale. Aimer ses enfants ne devrait pas signifier détruire l’avenir des autres. Une république qui se prétend méritocratique ne peut l’être, tout d’abord, que par cette première mesure clé. L’héritage est le premier verrou à faire sauter, le reste du système suivra.
- Alexandre Ouizille, Théo Iberrakene et Boris Julien-Vauzelle - Face à la "grande transmission", l'impôt sur les grandes successions - Fondation Jean Jaurès - Novembre 2024
- Bertrand Garbanti - Quel est le poids de l'héritage dans le patrimoine total ? Banque de France - 21 décembre 2018
- Gustave Kennedy et Louis Sirugue - Intergenerational income mobility in France World Inequality Lab - Août 2023